Stefan Kaegi fait parler les fantômes de Vidy

L’artiste suisse invite, jusqu’au 10 juillet, à une randonnée ludique et poignante dans les entrailles du bâtiment de Max Bill. Un adieu inoubliable au théâtre qui fermera pour travaux pendant deux ans

Von Alexandre Demidoff

10.06.2020 / https://www.letemps.ch

«Donne! donne! donne!», souffle une voix ardente dans le casque que vous avez coiffé tout à l’heure. C’est la comédienne Yvette Théraulaz qui exhorte ainsi et on ne lui résiste pas. Vous vous avancez alors sur la grande scène du Théâtre de Vidy, puisqu’elle le commande. Un autre timbre vous enjoint de vous arrêter à présent, oui, là où il y a les empreintes, au milieu d’un anneau de lumière. Vous êtes alors ébloui par la rangée de projecteurs qui vous fait face et saisi par l’émotion.

Il fallait un sortilège pour que le spectateur renoue avec ses élans, après trois mois de léthargie. C’est ce que Stefan Kaegi offre jusqu’au 10 juillet à Vidy. L’artiste soleurois a l’habitude de dessiner des circuits dans les villes du monde, autant de façons de les mettre à nu et d’en déchiffrer les lapsus. Pour le bâtiment de Max Bill, il a conçu une odyssée dans les tréfonds de nos légendes, ces gloires qui sont les parures d’un soir et parfois d’une vie.

Alors comment voyage-t-on chez Stefan Kaegi, au cœur de saBoîte noire – Théâtre fantôme pour une personne? Léger. Toutes les cinq minutes, un spectateur s’échappe en solitaire, équipé d’une charlotte et d’écouteurs reliés à un smartphone. Vous craignez un contact fâcheux? L’appareil est glissé dans une pochette en tissu que vous porterez autour du cou. Votre guide audio vous invite à prendre place dans un fauteuil au bout d’un couloir. L’enjeu? La grande maison sera fermée cet été pour être refaite de fond en comble. De ses odeurs, de ses textures, il ne restera rien. A vous de faire le plein de sensations pour en être la mémoire.

La bonne nouvelle, c’est que ce labyrinthe est inoubliable. Comme Harry Potter, on s’engouffre dans une armoire à double fond pour accéder à l’envers de la fiction. Dans un grand bazar très ordonné, on surprend des oiseaux de nuit en plein conciliabule. Assis à une table de régie, on célèbre l’éveil de la «servante», cette ampoule qui s’allume quand le rideau tombe. Sous la trappe du souffleur, on s’amuse d’être bouche bée.

A chaque station, de beaux esprits s’épanchent dans le creux de l’oreille – une vingtaine de personnalités interviewées. Ils viennent de partout et en musique – le son est spatialisé. Le psychanalyste François Ansermet compare dessous de scène et inconscient. Eric Bart, ancien directeur adjoint, se souvient d’un Matthias Langhoff obsédé par la vérité du jeu. Bruno Dani, machiniste au long cours, s’émerveille d’avoir été le témoin de tant de créations.

Mais vous voilà sur la grande scène. Deux Yvette fraternisent tout bas. Yvette Théraulaz dit ce qui l’a toujours animée au moment de se jeter dans la lice: l’amour du rôle, du public, des camarades de fiction. Yvette Jaggi, ancienne syndique de Lausanne, fait l’éloge de la sincérité: le grand orateur fait corps avec son discours. Dans les deux cas, c’est une éthique de la parole. Boîte noire – Théâtre fantôme est un éloge du don. C’est dire sa force d’amour.


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