Le spectacle qu'Avignon attendait

AVIGNON ENVOYÉE SPÉCIALE

Von Brigitte Salino

14.07.2006 / LE MONDE


Voilà celui que l'on attendait : le spectacle qui bouscule le Festival, le bol d'air qui déroute le cours de la programmation, si intéressante soit-elle. Ce spectacle, Mnemopark, du Suisse Stefan Kaegi, Avignon en a eu la primeur, mercredi 12 juillet, dans la salle Benoît-XII, où il se donne trois fois.

C'est trop peu : beaucoup seront frustrés de ne pas le voir. Mais déjà le nom de Kaegi circule en ville - le bouche-à-oreille va vite -, où directeurs et programmateurs de théâtre sont légion. Pourquoi un tel enthousiasme ? Si l'on devait résumer Mnemopark en une phrase, on dirait que c'est la mondialisation vue à travers la modélisation. Ou encore : l'invention du théâtre documentaire.
Pour comprendre ce qui se passe, il faut imaginer une salle, des gradins, une scène. Sur la scène, il y a un très long circuit de trains miniatures. Contre le mur du fond, un écran. Les trains sont l'oeuvre de spécialistes, des amoureux fous du modélisme, qui sont présents sur le plateau. Quatre Suisses et un Français, qui commencent par se présenter.
Se présenter, pour eux, c'est parler de leurs "locos" et des paysages qui vont avec. Max Kurrus a eu sa première locomotive à 7 ans. Aujourd'hui, il en possède douze, et "construit" le canton des Grisons. Hermann Löhle en a soixante-quatre, et construit le Wurtemberg. René Mühlethaler en a eu jusqu'à quarante, et construit l'Oberland bernois et le Valais. Heidy Ludewig a commencé par des locomotives en chocolat. Elle imagine ses paysages d'après des sources littéraires.
Pour Avignon, Kaegi, qui a créé le spectacle en Suisse, voulait un modéliste français. Patrick Toutain est là, "pour surveiller ses camarades et intervenir en cas de problème". Avec eux, âgés de 65 à 80 ans, il y a Rahel Hubacher, une jeune femme qui a grandi dans une ferme et vit à Bâle, où elle est comédienne. Elle dirige le centre d'aiguillage. Elle donne les coups de sifflet annonçant les départs des trains, qui sont filmés, en direct, l'image passant sur l'écran. On voit ainsi un spectacle formidable : des paysages suisses comme si vous y étiez, avec des sapins, des ponts, des tunnels et des chalets. Les trains vont d'une vallée à l'autre, et chaque trajet est l'occasion de raconter une histoire. Pas n'importe laquelle : Mnemopark, comme son nom l'indique, est un voyage dans le "parc de la mémoire."
C'est là que le spectacle donne toute sa mesure, en s'imposant comme du théâtre-documentaire, à inscrire au répertoire des nouveautés nécessaires et enthousiasmantes. Stefan Kaegi, 33 ans, a une pensée réfléchie. Mais il ne se reconnaît pas dans la lignée du théâtre politique, qu'il trouve dépassé, parce que trop marqué par l'héritage idéologique des années 1970. Pour lui, le révélateur de l'état du monde d'aujourd'hui, c'est l'économie. C'est donc elle qu'il fait entrer en scène.

LECTURE DE PETITES ANNONCES

Il le fait d'une manière précise et ironique, qui n'assène rien mais induit beaucoup. Il parle de la Suisse en confrontant l'image idyllique d'un pays au décor sans ratures et la réalité que masque ce paysage : un argent fou dépensé pour maintenir l'illusion de l'agriculture (garante des vertes vallées) et nourrir le repli sur soi d'un pays qui vit encore sur le credo d'après 1945, selon lequel la Suisse devrait être autosuffisante alors même qu'elle est gagnée par la mondialisation. Tout cela - et bien d'autres choses encore - est pointé à travers des chiffres que l'oreille du spectateur perçoit comme autant de petites balles qui viendraient trouer l'ordonnancement impeccable des vallées. "L'invention du paradis" - l'autre nom de notre voisin helvète - en prend un sérieux coup.
Ce n'est certes pas nouveau, dans le propos, mais Stefan Kaegi a un sens rare de la précision décalée et du détail qui tue. Les dégagements sur l'utilisation du sperme du taureau ou la lecture des petites annonces sont des moments d'anthologie. Comme le sont ceux où Mnemopark raconte, en parallèle du voyage, l'histoire d'un film indien, Bollywood ayant choisi les vallées alpines pour ses tournages depuis que l'Inde est en conflit avec le Cachemire.
Il ne faudrait pas oublier nos amateurs, que l'on voit travailler en direct, et qui nous racontent leur histoire. C'est la cerise sur le gâteau, la matière humaine. Avec elle, en plus du rire et de la réflexion qu'apporte Mnemopark, on atteint à l'émotion. "Mieux, ce serait pas tenable", comme on le dit en Suisse.

Mnemopark, de Stefan Kaegi. Salle Benoît-XII, jusqu'au 14 juillet, à 15 heures. Tél. : 04-90-14-14-14. Durée : 1 h 30.



Article paru dans l'édition du 14.07.06


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