Dramaturgies de la sollicitude et de la déstabilisation (I)

L’histoire de Rimini Protokoll

By Florian Malzacher

02.12.2007 / dans: RIMINI PROTOKOLL - Alexander Verlag Berlin

Un homme entre en scène, projette quelques images de volailles, disserte sur l’élevage au sol. Une réflexion théorique sur l’alimentation, la lutte contre les parasites, l’abattage. Les spectateurs sont perplexes ou amusés, trois ou quatre d’entre eux se fâchent. Après une heure de projection de diapositives, on en vient aux questions : sur l’élevage des volailles et la représentation théâtrale. Dans la salle de répétition de l’Institut d’Arts du Spectacle Appliqués de Giessen, cet homme sait-il que tous ici s’attendaient à autre chose ? À une véritable performance et non à un être réel ? Le public est-il d’ailleurs sûr que ce Monsieur Heller est bien réel ? Est-il un expert de l’élevage au sol ou du jeu théâtral ? Si l’on cherche une scène « originelle » du travail de Rimini Protokoll, on pense à « Peter Heller parle de l’élevage des volailles » créé en 1997. L’idée est née dans un bar estudiantin de Giessen, autour de verres de bière et d’escalopes de volaille, en grand comité. C’est Stefan Kaegi qui propose le concept de l’éleveur de volailles. Il vient juste de quitter l’école d’arts F+F de Zurich pour rejoindre la petite ville de Hesse afin de voir ce qu’il y a à apprendre au sein de l’Institut fondé en 1982 par Andrzej Wirth, où il compte rester six mois. L’Institut sera qualifié ultérieurement par le conservateur FAZ de « grande malédiction pour le théâtre allemand », parce que René Pollesch, She She Pop, Showcase Beat Le Mot et Gob Squad (en partie) y font leurs armes avant d’aller remettre en question et infiltrer le théâtre conventionnel et le système des Stadttheater (théâtres des villes subventionnés). Dans le système universitaire germanophone, l’Institut d’Arts du Spectacle Appliqués était le seul (et il le demeure aujourd’hui dans une telle mesure) à allier théorie et pratique théâtrales et à se consacrer avant tout aux formes de théâtre contemporaines et expérimentales.
Dans ce contexte, le projet « Peter Heller » constitue une expérimentation réalisée rapidement, un jeu avec le théâtre pour troubler ceux qui sont régulièrement confrontés au trouble du théâtre du fait de leurs études. Un ready-made théâtral. Pour Stefan Keagi et Bernd Ernst, arrivé à Giessen en même temps que Kaegi, c’est le début d’une longue série d’expérimentations sur le pouvoir de représentation de la scène et le fait que toute chose qui y est posée devienne automatiquement théâtre. Mais aussi sur la façon dont le regard sur la scène change selon la nature de la chose qui y est posée. « Peter Heller » sera suivi de la mise en scène d’un dogue allemand noble et d’un spécialiste des OVNI névrotique. C’est en 1999, alors que Bernd Ernst et Stefan Kaegi se sont baptisés Hygiene Heute (Hygiène aujourd’hui) en réaction à un théâtre allemand poussiéreux, qu’est créée, dans le cadre du Festival Cutting Edge du Staatstheater Darmstadt, « Training 747 », la première performance longue durée live filmée fondée sur une histoire complexe de mystérieux parallèles entre les légendaires crashs aériens de Joseph Beuys et Matthias Rust. L’intérêt pour le ready-made pur fait déjà place au plaisir de moments théâtraux plus complexes.

Mais il est également d’autres scènes « originelles » du travail de Rimini Protokoll. Depuis janvier 1995, Markus Droß, Helgard Haug et Daniel Wetzel, eux aussi étudiants à Giessen, proposent, sous le nom de « Ungunstraum – Alles zu seiner Zeit », des performances dont la préoccupation centrale est de rejeter ou de mettre en évidence les mécanismes du théâtre. Avec à chaque fois la présence sur scène d’amateurs en tant qu’experts de certaines fonctions bien précises.
Les trois étudiants font connaissance lors d’un projet de mise en scène du compositeur et metteur en scène Heiner Goebbels, alors enseignant invité à l’Institut. Ils devaient alors se pencher sur le récit fragmentaire de Kafka La Muraille de Chine, et c’est ainsi que la « première étape » de Ungunstraum (le collectif appellera étapes toutes les performances et installations qui suivront) consistera en un voyage imaginaire de Giessen à Pékin. Mais sans aucune narration identifiable comme telle. Sans rien d’identifiable, d’ailleurs : le texte de Kafka est remplacé par une liaison ferroviaire qui mène jusqu’à la muraille de Chine. Les performeurs eux-mêmes se fondent dans une installation où des vitres embuées par de la vapeur servent de surface de projection et d’écriture avec de nombreux effets sonores et techniques. Le moi du performeur (sans parler du moi de l’interprète) est considéré sous un angle très critique : « Quelque chose nous a attirés sur scène mais nous n’avons fait que nous y dissimuler » (Haug). Le nom de Ungunstraum est tiré d’une brochure d’information du centre de documentation sur la Chine où il est question de « difficultés dans les transports de personnes et de biens dans un pays avec des zones extrêmement défavorables », c’est-à-dire des zones à infrastructures très peu performantes. Droß, Haug et Wetzel veulent créer leurs « zones défavorables » là où l’infrastructure leur paraît surpuissante par rapport à la forme et au contenu, en comparaison avec d’autres formes artistiques, c’est-à-dire au théâtre. La perfection technique leur est suspecte. Toute lumière et tout son est créé de manière ostentatoire sur scène, leur rôle de performeur consiste à actionner et à enregistrer, non à jouer eux-mêmes. Quels que soient le soin et la perfection investis dans les réglages scéniques, leur propre apparition sur scène est systématiquement mise en doute. Ils se veulent des dilettantes professionnelles avec pour maxime seulement à demi ironique : « Répéter, c’est pour les lâches ».
Il s’agit d’éviter à tout prix le piège de la représentation, considéré à Giessen, plus que partout ailleurs, comme la cause de tout malaise théâtral (inhérent à la majeure partie du paysage théâtral allemand). Toute concession, tout ce qui peut laisser soupçonner qu’il faut « donner au public ce qu’il veut », tout ce qui a trait à « un traitement purement optique et visuel ou une dramaturgie conventionnelle est soupçonné de non-pensée. » (Wetzel)

Les travaux de Ungunstraum puisent souvent leur structure dramaturgique dans l’utilisation d’appareils techniques et de leurs modes d’emploi. En 1996 à Cologne, au cours de l’étape « Piraten: Piraten », Marcus Droß se fait visser à une boîte par Helgard Haug et Daniel Wetzel pendant qu’une interprète traduit en tchèque tout ce qui n’est pas dit. L’idée est alors de considérer Droß comme une carte-son humaine qui est installée dans un ordinateur conformément à une notice d’utilisation. Et de faire disparaître un performeur, une fois encore : « If your box is equipped with audiovisual functions you are able to install a person with audiovisual plug-ins. [...] Most of the persons have to be installed by an authorized person due to the possibilities of damage. In case you want to install the person by yourself you are not insured against damages of your box. »
Pratiquement au même moment, Stefan Kaegi, étudiant zurichois en arts plastiques, travaille également à sa disparition. Il enveloppe sa tête d’un boudin noir ou passe cinq heures assis dans une armoire à souffler des boulettes de papier contenant du texte au moyen d’un tuyau en direction du public. Il s’encastre dans un bureau pendant trois heures ou se suspend avec une machine à écrire au-dessus des spectateurs. Contrairement à Ungunstraum, Kaegi se soucie de production de texte, il se considère avant tout comme un écrivain.
Petit à petit, le côté performatif de ses textes l’amène à se pencher sur le caractère performatif de ses présentations, puis il finit par s’intéresser au performatif en lui-même. Ses séances de lecture connaissent d’ailleurs plus de succès que ses textes.
La pièce radiophonique devient pour lui un important medium car elle lui permet de continuer à faire évoluer des représentations au cours desquelles il effectue en direct un travail technique sur ses textes, au moyen d’une simple pédale retard par exemple, et, en outre, de les reproduire. La première publication par un éditeur est celle de « Kugler Der Fall » qui est diffusé à la radio en 1998. Plus tardives, les créations en direct des pièces radiophoniques « Play Dagobert » (2001) et « Glühkäferkomplott » (2002) font cependant encore partie de cette lignée de travaux.

Des fourmis et des hommes

Les performeurs de Ungunstraum, à force de disparaître, nécessitent des remplaçants auxquels ils puissent déléguer des tâches concrètes sur le plateau. C’est ainsi qu’en mai 1995, dès la deuxième « étape », les premiers « experts » entrent en scène. De part et d’autre de l’installation, qui consiste une fois encore en un imposant appareillage aux vitres embuées, deux pompiers sont assis. Leur présence est imposée par les règles de sécurité (ils font donc quasiment partie de l’infrastructure), car à la fin de la représentation, des bougies doivent être plusieurs fois éteintes par le souffle de notes très basses, puis rallumées. Haug, Droß et Wetzel les persuadent d’endosser ce rôle, puisqu’ils sont experts en matière de feu. Car l’action concrète suivant des directives (éteindre la machine, changer les images dans le projecteur, écrire sur la vapeur, passer d’un appareil à l’autre, arrêter le disque, le faire tourner à l’envers, relâcher) est certes visiblement influencée par l’art conceptuel et la performance, mais il n’est pas question de tomber dans le piège. Pour Ungunstraum, il s’agit d’action implicite et fonctionnelle, non d’action explicite, et encore moins de charge symbolique du concret. Faire appel à des professionnels bien rodés pour des tâches simples est une bonne solution, rien que « parce qu’ils ne font pas ces mines sérieuses de Giessenois mais sont plutôt heureux de pouvoir faire ce qu’ils savent faire. » (Wetzel)
L’étape « Alibis » en octobre 1996 fait tenir toute une chorale dans le petit château de Rauischholzhausen ; en 1998, « Bei wieviel Lux schalten Wurst und Schumacher das Licht ein? » présente la (peut-être) dernière soirée de travail de l’ingénieur Wurst (qui entre en scène sous le nom de Wetzel) au centre de contrôle du réseau électrique de Francfort en lui faisant allumer pour la dernière fois (peut-être) les lumières de la ville devant des spectateurs : une pression de bouton et Francfort s’illumine dans la nuit.
À l’Institut de Giessen, bon nombre des remises en question radicales du système théâtral, expérimentées sur un mode ludique ou sérieux, ne résultent pas uniquement de réflexions théoriques sur la performance, philosophiques ou artistiques. Elles sont également de nature pragmatique, réalisées avec ce que les artistes ont sous la main. Si l’on commence par acheter des écrans puis les tout premiers vidéo-projecteurs, alors les écrans auront d’abord un rôle central, les vidéo-projecteurs viendront ensuite (suivis plus tard des bandes-son issues du nouveau studio). Si le public est composé exclusivement de camarades étudiants qui savent non seulement tout mieux que les autres mais considèrent surtout chaque mise en scène d’un point de vue analytique, alors on peut soi-même faire de sa représentation une analyse de ses propres moyens. Et si l’on n’a pas de comédiens sous la main, on joue soi-même tout en exagérant des moyens d’expression qui n’appartiennent pas aux techniques classiques de jeu (comme la diction accélérée et les cris chez René Pollesch, inspirés par le professeur John Jesurun invité plusieurs fois à l’Institut), on fait de ses insuffisances techniques l’objet-même de la représentation (comme le font She She Pop et Showcase Beat Le Mot), on se retire comme le fait Ungunstraum, ou bien on observe ce qui se passe lorsqu’on fait venir sur le plateau ses voisins en tant que véritables humains.
Tandis qu’Ungunstraum ne les place cependant pas au centre de leur travail et légitime leur fonction au sein de leurs expériences complexes, Bernd Ernst et Stefan Kaegi s’intéressent, eux, à la chose en elle-même et éliminent tout ce qui peut en détourner. En 2000, lors du « Kongress der Schwarzfahrer » à Hambourg, soixante spécialistes des systèmes parasitaires, du mendiant au logiciel de traitement du langage naturel en passant par le théoricien de l’endosymbiose, viennent présenter leur savoir. En plus des experts humains, Hygiene Heute met également en scène des animaux (ils sont les représentants idéaux du refus total de toute narration et de toute psychologie mais aussi de toute fonctionnalité scénique). Au Tanzquartier de Vienne en 2001, avec « Europa tanzt », ils reconstituent le Congrès de Vienne avec soixante-dix cochons d’Inde. Deux ans plus tard, à Mannheim, des milliers de fourmis participent à la construction de l’installation « Staat. Ein Terrarium ». « Pour nous, l’acteur le plus digne de confiance est celui avec lequel il est inutile de répéter » (Kaegi). Les animaux offrent une surface de projection pour des histoires sans pour autant les représenter. De plus, à travers le choix d’expressions métaphoriques par exemple, le discours sur les animaux peut toujours être appliqué aux humains.
Ainsi, les travaux de Hygiene Heute et de Ungunstraum se recoupent sans faire véritablement double emploi ; d’ailleurs aucun des deux groupes ne témoigne d’intérêt particulier pour le travail de l’autre. Helgard Haug a terminé ses études depuis longtemps et depuis 1997, elle réalise à Berlin divers projets artistiques et gagne sa vie en tant que lectrice pour une maison d’édition théâtrale. En 1998, Marcus Droß a lui aussi quitté Giessen après l’obtention de son diplôme. Ungunstraum fait déjà partie du passé lorsqu’en 1999, Daniel Wetzel et Stefan Kaegi passent, dans le studio d’enregistrement de l’Institut, une nuit entière à se présenter leurs travaux respectifs, travaux qu’ils ne connaissaient que très peu jusque-là. Mais plus que leurs travaux passés, ce sont surtout des points communs dans leur travail actuel, des idées communes et avant tout un projet identique mené parallèlement sans le savoir qui les rapprochent. En effet, aussi bien Kaegi que Haug et Wetzel avaient l’intention de travailler avec une maison de retraite située à côté du Künstlerhaus Mousonturm de Francfort. Leur candidature commune à Plateaux, festival jeunes talents tout juste créé, est retenue, le travail à leur première production commune, « Kreuzworträtsel Boxenstopp », peut commencer. Le spectacle est créé en novembre 2000 ; parallèlement, Hygiene Heute continue à mener ses propres projets, le duo Haug et Wetzel également. Ils réalisent entre autres la pièce radiophonique « O-Ton Ü-Tek ».

Herforder Quittung

Tout d’abord, les constellations ne sont pas clairement définies (plus précisément, on retrouve : Kaegi seul, Haug seule, Haug+Wetzel ou Ernst+Kaegi, Haug+Kaegi+Wetzel ou Ernst+Haug+Kaegi+Wetzel) et les conceptions esthétiques et thématiques continuent de diverger légèrement. Cependant, l’intérêt des directeurs artistiques et de la presse allant croissant, il devient de plus en plus difficile de conserver ce mode de fonctionnement. En 2002, il est clair qu’il faut trouver un nom au bébé. C’est Matthias Lilienthal, alors directeur du festival Theater der Welt, qui exige une dénomination artistique précise dans le cadre du projet « Deutschland 2 » à Bonn. Et vite.
Haug et Kaegi font appel à un poète de comptoir rencontré par hasard. Le poème en lui-même, composé à partir des initiales des quatre metteurs en scène, ne donne rien, mais il est griffonné sur un ticket de caisse portant la mention « Herforder Quittung ». Ce nom est également rejeté car « Quittung (facture) a une connotation plutôt négative et que personne ne sait où se situe Herford » (Wetzel), mais il donne une direction : Quittung désigne un genre de texte et la combinaison nom de lieu et type de texte paraît marcher (le temps presse). Le genre qui leur paraît convenir le mieux est le « Protokoll » (protocole). Après plusieurs nuits de réflexion, liées de manière diffuse aux émeutes de Gênes et aux touristes allemands en Italie, Herford devient Rimini. D’où Rimini Protokoll.

Ce pragmatisme désinvolte caractérise jusqu’à aujourd’hui la conception que le collectif a de lui-même. Il s’agit d’un regroupement rationnel, dénué d’idéologie et réuni par l’amitié et le plaisir de la coopération. Un nom de marque pour simplifier la communication. Un réseau de travail effectif, une enseigne sans actes constitutifs et avec des comptabilités séparées aujourd’hui encore.

Contrairement aux troupes expérimentales pionnières que sont le Living Theater, Wooster Group ou Forced Entertainment où tout s’organise autour d’une personnalité centrale (sans parler du théâtre plus « classique » où le metteur en scène a ce rôle), Rimini Protokoll est une équipe où tous ont les mêmes droits et où les rôles ne sont pas répartis de manière stricte. Malgré les intérêts et les potentiels divergents de chacun, – Daniel Wetzel travaille dans des studios d’enregistrement et comme DJ, Helgard Haug s’intéresse aux espaces, Stefan Kaegi à l’écriture, Bernd Ernst voit une histoire, une intrigue derrière toute chose – dans le travail, la répartition n’est jamais aussi claire. Ce qui, au début, n’estt pas toujours facile à expliquer aux directeurs de théâtre qui exigent, pour leurs contrats, un organigramme précis en matière de mise en scène, dramaturgie, scénographie etc, afin de les faire figurer dans les programmes de saison et surtout de les faire rentrer dans les cases des budgets.
Une telle manière de travail collectivement doit s’apprendre et être tenue dans la durée. Car la force de Rimini Protokoll, c’est sa diversité, et non les similitudes qui se sont accrues au fil du temps. « Nous continuons à nous écouter comme des étrangers. Ce qui est intéressant, c’est de travailler parallèlement à d’autres choses, dans d’autres constellations, et d’évoluer ainsi. À chaque fois, il faut se retrouver » (Haug). Les désaccords peuvent être maintenus à plus long terme, car il s’agit de découvrir de nouvelles choses, de se surprendre, d’inventer ensemble, de se défier. Le script est lancé ; c’est avant et après les répétitions, au cours de longues conversations, qu’on discute des modifications, objections, ou réorganisations éventuelles. Ce processus, qui prolonge toujours l’élaboration du texte et de la mise en scène, exige plus de temps que les répétitions elles-mêmes. Les divergences d’opinions, les doutes, les brouillons, les ébauches doivent rester en interne. Lorsque commence le travail avec les experts, il faut parler d’une seule voix, c’est pourquoi, souvent, les répétitions sont dirigées par une seule personne. Lorsqu’un nouveau projet est entamé, les répétitions ont souvent lieu séparément, chacun avec un performeur différent. « Il s’agit de trouver toujours ce qui nous est propre et de s’assurer que l’on sait ce que l’on veut » (Kaegi). Car les dissenssions ne sont pas le seul danger, le consensus l’est aussi, il mène à la routine. C’est justement de cela que la collaboration permet de se prémunir. « Bien entendu, il nous arrive de nous mettre vite d’accord sur les mots-clés du fait de notre longue collaboration, et de persister dans le langage que nous employons lorsque nous faisons du théâtre ensemble, mais c’est précisément ce langage que nous voulons continuer d’élargir et de modifier » (Wetzel).
Mais dans ces différentes constellations relativement ouvertes, la collaboration à quatre n’est pas toujours facile. Dans chaque duo, une langue a pu être trouvée ; le trio fonctionne lui aussi remarquablement bien dès le début. C’est surtout Bernd Ernst qui se montre sceptique vis-à-vis d’une collaboration à long terme. Kaegi et lui ont trouvé une façon de penser commune bien à eux, délirante et passionnée, une capacité d’exaltation mutuelle pour des idées singulières et souvent fantasques, qui n’est pas transmissible. « Ce qui nous a beaucoup liés, c’est que nous ne cessions de réfléchir à ce que nous pouvions encore faire, sans relâche et sans aucune appréhension » (Kaegi). Pour Hygiene Heute, le pragmatisme passe en second. De nombreux projets sont entamés pour être abandonnés à mi-chemin : un jour, ils tentent de convaincre les habitants de tout un immeuble de recevoir des invités une nuit durant, ils demandent à un expert en explosifs de présenter son métier, ou ont l’idée de faire traverser le centre-ville de Friedberg par un couloir souterrain… Mais Bernd Ernst ne se sent jamais parfaitement à l’aise au sein de Rimini Protokoll. Son imagination prend d’autres directions et la taille du groupe ne lui convient pas. Il quitte le groupe après « Deutschland 2 », réalise encore au sein de Hygiene Heute le congrès de cochons d’Inde de Vienne avec Stefan Kaegi ainsi que l’Etat de fourmis à Mannheim, une toute dernière suite de la visite audio-guidée « Kirchner » à Munich puis, pendant la production « Physik » au Tanzquartier de Vienne, il se retire définitivement.

Auditions

Bientôt, Rimini Protokoll qualifiera ses performeurs uniquement d’experts : des experts en certaines expériences, connaissances, capacités. Un concept qui est consciemment à l’opposé du théâtre amateur. Les protagonistes ne doivent pas être jugés selon ce qu’ils ne sont pas capables de faire (jouer) mais selon la raison pour laquelle ils sont sur scène. C’est d’eux que dépendent le déroulement de la soirée, les thèmes abordés et la création de personnages, de textes et d’espaces. Avec eux, Rimini Protokoll rend obsolètes les critères classiques de représentation théâtrale. La technique, le talent, l’originalité, la profondeur, l’imagination ne sont plus des critères. La présence, le rayonnement dégagé ? Des notions délicates de toutes façons. Qui elles non plus ne peuvent définir les qualités des performeurs de Rimini. Même les expériences vécues de chacun, les histoires qu’il rapporte, ne jouent pas forcément un rôle important. C’est souvent un savoir peu spectaculaire, qu’il soit biographique ou professionnel, des expériences concrètes, des fonctions sociales ou une attitude particulière vis-à-vis d’eux-mêmes qui les rend intéressants pour le projet.
Au début, Rimini choisit les êtres surtout en fonction d’une attitude corporelle spécifique : ce sont tout d’abord des vieilles dames aux « voix codées à plusieurs reprises » (Kaegi) dans « Kreuzworträtsel Boxenstopp », leur lenteur et le danger toujours présent et rendu sensible rien que par leur infirmité. Puis dans « Shooting Bourbaki », ce sont des adolescents pubertaires, nerveux, pleins de vigueur et à l’énergie débordante. « Deadline » sur le rapport à la mort, « Sabenation. Go home & follow the news » sur la faillite de la compagnie aérienne nationale belge, « Schwarzenbergplatz » sur les diplomates et le chemin de fer en modèle réduit de « Mnemopark » apportent une nouvelle dimension sur le plateau en élargissant la thématique aux domaines professionnels et aux centres d’intérêt individuels.
« Wallenstein. Eine dokumentarische Inszenierung » et « Karl Marx: Das Kapital, Band Eins » ont une distribution plus complexe. Dans le premier cas, elle s’effectue conformément aux thèmes et aux personnages de Schiller, dans le deuxième cas selon les répercussions très diverses d’une théorie et philosophie économiques sur des biographies individuelles.
S’il n’existe pas de liste concrète des différentes fonctions, des différents rôles et types de performeurs qu’il s’agit de recruter absolument, une chose est très claire : sans certains thèmes bien précis (tels que l’échec, la trahison, la morale, la guerre), « Wallenstein » aurait été incomplet. Dans « Sabenation », un vrai pilote de ligne manque visiblement. Finalement, le rôle est attribué à un homme qui aurait souhaité piloter de grosses machines mais n’a jamais pu piloter que des avions de sport parce qu’il avait une jambe plus courte que l’autre. « Il racontait anecdote sur anecdote et sans le savoir, il a modifié la constellation et volé la vedette à tous les autres pilotes (Wetzel). Dans « Zeugen. Ein Strafkammerspiel », l’absence de juge laisse également un vide (le public en endosse alors le rôle). En fin de compte, ce sont les experts qui déterminent le concept.

À tel point qu’au début du travail autour de « Uraufführung: Besuch der alten Dame », production qui fait reconstituer un événement historique concret (la première légendaire de la pièce de Dürrenmatt cinquante ans auparavant) par de véritables témoins, Rimini Protokoll songe à renoncer à la présence d’humains sur scène du fait de la situation insatisfaisante en matière d’experts, et à les remplacer par des silhouettes de taille réelle obtenues d’après des photos originales qui vont et viennent sur le plateau sur fond de voix off. On finit tout de même par trouver les personnes adéquates et les silhouettes de carton sont reléguées au rang d’accessoires. En revanche, d’autres travaux placent la barre le plus bas possible pour la recherche d’experts : « Deutschland 2 » recherche un représentant par membre du Bundestag. En tout, deux cent trente-sept experts sont recrutés. Toute personne qui comprend le concept est acceptée. « Call Cutta », visite audio-guidée dirigée par des employés d’un call-center indien à travers un téléphone mobile, est ouvert à tous ceux qui répondent aux critères de recrutement pour cet emploi. « Il s’agissait avant tout d’écarter tout malentendu. Trente jeunes Indiens très motivés se sont présentés aux deux premiers entretiens ; nous avons été obligés de leur dire que chez nous ils n’auraient aucune chance d’évolution et qu’il n’y aurait pas de prime» (Wetzel). Dans « 100% Berlin », à l’occasion du centième anniversaire du Hebbel Theater, une sorte de coupe transversale démographique de Berlin doit être présentée en janvier 2008 ; là encore il ne s’agit pas de la constitution d’un groupe différencié : « Les gens sont plutôt comme des perles que l’on enfile l’une après l’autre ; chacun sait pourquoi il est là, mais n’a aucun contact direct avec les autres » (Wetzel). Tout comme dans « Midnight Special Agency » créé à Bruxelles, le théâtre est utilisé comme moyen de placer au cœur de l’événement des gens qui sont au mieux spectateurs, ce qui n’est même pas souvent le cas. Ces portraits n’ajoutent aucune dimension narrative mais encadrent uniquement ce qui existe déjà.
Le nombre des protagonistes dans les productions s’accroît considérablement au fil des ans. On en compte quatre dans « Boxenstopp » et vingt-et-un dans « Uraufführung ». L’équipe qui entoure les metteurs en scène s’est elle aussi agrandie : dramaturges, scénographes, assistants, administration, stagiaires… L’organisation des auditions est déléguée, tout comme les annonces et les contacts téléphoniques. « Cela a effectivement changé notre manière de travailler. Avant, le type de rencontre était pris en compte dans le texte. Ainsi, on avait déjà du matériau avant même de commencer » (Haug). Entre-temps, l’ensemble de l’équipe n’est même plus nécessairement réunie pour la sélection.
La professionnalisation du déroulement des auditions mais aussi la renommée croissante de Rimini Protokoll assure plus de choix dans la recherche d’experts. La confiance de personnes étrangères envers les metteurs en scène s’est accrue grâce à la nomination aux Berliner Theatertreffen ou au festival d’auteurs de Mülheim. En effet, les experts de Rimini sont en général des spectateurs de théâtre conservateurs. Un certain nombre des performeurs de « Uraufführung » sont des abonnés du Schauspielhaus de Zurich et farouches opposants à la direction artistique de Christoph Marthaler.
Cette renommée dans l’espace germanophone n’est cependant pas d’une grande utilité au-delà des frontières. Pour les travaux de Stefan Kaegi en Amérique du Sud et en Europe de l’Est, peu de choses ont changé : les infrastructures restent réduites, et Rimini Protokoll ou Institut Goethe ne signifient pas grand-chose pour un portier argentin, un conducteur de poids lourd bulgare ou un policier brésilien. Une annonce dans un journal est une offre d’emploi, un possible gagne-pain, rien de plus. «Malgré tout ou peut-être de ce fait, on a souvent assisté à d’absurdes scènes de soulagement lors des auditions, lorsque les candidats se rendaient compte qu’il s’agissait de tout à fait autre chose. À Córdoba dans « Torero Portero », les portiers, qui étaient tous là parce qu’ils pensaient qu’on cherchait quelqu’un pour les portes du théâtre, ont tout de suite fraternisé en se racontant leurs vies et ont spontanément créé une sorte de syndicat pour porteros au chômage » (Kaegi). À Salvador de Bahia, pendant les préparations du spectacle en bus intitulé « Matraca Catraca », la nouvelle de la présence d’un metteur en scène étranger en ville s’est propagée dans le milieu local du théâtre, et Kaegi, qui dans sa jeunesse a vécu au Brésil et parle couramment portugais et espagnol, doit expliquer à l’assemblée des comédiens qu’il recherche un chauffeur de bus avec dix ans d’expérience.
Finalement, la raison qui motive les gens à participer à une production de Rimini Protokoll est la même, que ce soit en Europe de l’Ouest ou ailleurs : ce n’est pas un intérêt particulier pour l’art ou pour des formes théâtrales contemporaines innovantes, mais la possibilité de raconter son histoire. C’est le cas de Sven Otto, homme politique conservateur, dans « Wallenstein » : il ose monter sur la scène du théâtre qu’il avait déclaré vouloir fermer lors de sa campagne. Même chose pour les policiers de « Police Training Opera » à Caracas ou « Chácara Paraíso » à São Paulo : « Enfin être pris au sérieux en tant que policier et ne pas être détesté d’emblée » (Kaegi). Une certaine liberté d’expression bien accueillie de tous (même des supérieurs hiérarchiques) mais dont personne ne veut porter la responsabilité. Officiellement. Officieusement, et en privé, chacun est bien sûr libre de faire ce qui lui plaît. « Mais ce qu’un policier brésilien a le droit de faire ou de ne pas faire en dehors du service est un ensemble de lois tacites très floues » (Kaegi). Pour les protéger, Stefan Kaegi et la metteur en scène et auteure argentine Lola Arias avec laquelle il réalise le projet les font intervenir de manière anonyme ou les dissimulent derrière du verre dépoli. Des policiers dans un dispositif de protection des témoins.

Dramaturgies de la sollicitude et zones de déstabilisation

Une représentation de Rimini Protokoll n’est jamais parfaite, et, d’ailleurs, ne doit pas l’être. Lorsque les performeurs commencent à tomber dans la routine, à se sentir trop sûrs ou à vouloir faire évoluer leur rôle, à jouer, les spectacles perdent plus que de leur charme. Ce qui est hésitant, fragile, est l’élément constitutif de ce que beaucoup éprouvent comme authentique. Mais ces moments de perte de rythme, de tension ou de présence sont aussi une torture : quand, lors de la première de « Uraufführung », l’ancien entrepreneur Johannes Baur perd le sens de l’orientation pendant quelques instants, quand Madame Düring, octogénaire, doit creuser dans sa mémoire pour trouver la phrase suivante dans « Kreuzworträtsel Boxenstopp » ou que dans « Sabenation », on entend les protagonistes se souffler leur texte, on ressent un malaise en tant que spectateur. Un instant durant on éprouve de l’empathie, on est gêné ou bien touché par les efforts des experts qui ne peuvent se réfugier derrière aucune technique de jeu.
Ce sont là des moments d’intrusion de la réalité où l’on est confronté au banal principe fondamental du théâtre : être dans une pièce avec d’autres humains, réels, et avec la possibilité de l’erreur, de l’échec, du dysfonctionnement (jusqu’à la mort possible d’un comédien ou du spectateur voisin comme le rappelait Heiner Müller). Le théâtre s’est certes toujours vanté d’être éphémère, fugitif, et revendique ce moment unique, non reproductible comme essentiel, car il le distingue de tous les autres arts, mais en même temps, il tient depuis des siècles à une reproductibilité aussi exacte que possible.
C’est ce paradoxe qui attire bon nombre de metteurs en scène contemporains d’avant-garde. Il constitue un aspect essentiel de l’œuvre de Rimini Protokoll.
Deux ans avant la création de Rimini Protokoll, Stefan Kaegi et Bernd Ernst (en tant que Hygiene Heute) ont donné à l’erreur une place centrale : « Nos moments de théâtre préférés en 1998 sont une mouche égarée sur la scénographie blanche immaculée de ATTIS, Norbert Schwientek dans le rôle de Krapp et dont la dernière bande ne fonctionne pas ou encore la quinte de toux d’une spectatrice pendant la mise en scène d’« Oncle Vania » par Jürgen Flimm [...]. Nous aimons la possibilité de la petite catastrophe humaine qu’est la gêne, qui prend racine dans le malentendu et n’est aucunement embarrassante, en fait, mais humaine avant tout. »
Si ces instants donnent peu l’impression de réduire des humains à l’état d’objets, de les exposer dans des situations dont ils ne sont pas à la hauteur ou bien de les dénoncer, c’est dû au fait que dans ces moments-là, justement, on a souvent un sentiment de responsabilité réciproque. Comme il n’y a pas de souffleuse, les camarades se viennent au secours les uns des autres ou la dramaturgie de la pièce a déjà pris des dispositions. Les travaux de Rimini Protokoll ont une dramaturgie de la sollicitude.
Dans « Kreuzworträtsel Boxenstopp » déjà, les trois metteurs en scène sont confrontés à la nécessité absolue de s’occuper de leurs expertes, quatre octogénaires, sans trahir leurs réflexions artistiques au profit de considérations sociales. Du fait de la fragilité physique et sociale des expertes, « Boxenstopp » illustre plus que d’autres pièces ce qui constitue le cœur de tous leurs travaux.
En effet, la structure de la phase productive est déjà marquée par les besoins et capacités spécifiques de chaque expert (et donc du « contenu » du travail). Pour « Boxenstopp » par exemple, la durée quotidienne des répétitions doit être considérablement réduite. Parce que ces dames ne sont pas infatigables, mais aussi parce que l’emploi du temps d’une maison de retraite est bien plus rempli qu’on ne pourrait le croire : gymnastique, exercices de mémoire, goûter, musique, repas… plus le souci protecteur d’une telle institution vis-à-vis de ses pensionnaires. S’introduire dans les lieux, parler aux pensionnaires ou organiser une audition est tout bonnement impossible, jouer à la Formule 1 sur la Playstation encore davantage. « Entrer dans l’univers ralenti des personnes âgées » (Wetzel) est finalement rendu possible grâce à la responsable des exercices de mémoire qui, dans ce domaine au moins, connaît les capacités de ces dames. Les mots croisés (Kreuzworträtsel) sont une technique pour entraîner la mémoire. Un arrêt au stand (Boxenstopp) pour le cerveau, en quelque sorte.
À cette époque, l’équipe de Rimini Protokoll développe des tactiques qui permettent aux expertes d’agir en toute confiance sur scène et de s’imposer dans le système théâtral. Avec des fanions de signalisation par exemple : actionnés depuis le trou du souffleur par Helgard Haug, ils font non seulement partie des accessoires de la pièce dont la narration est consacrée à la Formule 1, mais permettent aussi des indications précises sur le plateau pour la marche à suivre au sens littéral du terme. Les protocoles lus à haute voix par Madame Falke font partie du texte de la pièce, mais ils sont aussi le journal de bord visible d’une course dans laquelle les personnes âgées ont été envoyées (pour des raisons floues liées à de curieuses recherches scientifiques). Le petit monte-escalier est aussi bien une référence ludique aux techniques motorisées qu’une aide concrète au déplacement. Des nécessités qui déterminent l’action scénique et les accessoires et rendent possibles de nouvelles formes de récit et de création de sens. La logique de la sollicitude est la même que celle de l’intrigue : « Dans une course automobile, les pilotes ne survivent que grâce à des signaux qui leur sont transmis de l’extérieur en permanence. Sans eux, ils iraient droit dans le mur » (Wetzel). Depuis, ce genre de "béquilles" – mises parfois en évidence ou placées discrètement mais jamais cachées – font partie dans presque chaque spectacle d’une stratégie à deux niveaux : sollicitude et narration. « Quand, dans « Uraufführung », les enfants peuvent mettre un costume comme un pourpoint, cela correspond à leur conception du théâtre et les aide tout comme les fanions aident Madame Düring » (Wetzel).
Cette dramaturgie de la sollicitude concerne non seulement les "béquilles" mais aussi le type de texte. Il doit être à la fois une aide mais aussi conserver son indépendance. C’est pour cette raison que dans « Uraufführung », certains personnages parlent suisse allemand et d’autres pas. Il en va de même pour les différentes façons d’aborder l’apprentissage du texte par cœur, l’utilisation d’anti-sèche ou de panneaux d’indication. Le ressenti des performeurs n’est pas, seul, décisif. Pour Rimini Protokoll, les protéger d’eux-mêmes, ne pas les mettre face à une situation inconnue, signifie être très attentif « au moment où un malaise se développe, où un spectacle part dans la mauvaise direction et que l’on constate : non, ce n’est pas comme cela que l’on souhaite regarder ces gens et les écouter. Ce n’est pas ainsi qu’ils expriment ce que l’on veut montrer d’eux. » (Haug)
La confiance des performeurs en les metteurs en scène est à recréer à chaque production, bien que la durée des tournées soit assez longue et étendue pour que les experts aient l’occasion de voir, avant, d’autres productions de Rimini Protokoll, ce qui leur permet de mettre au point une sorte de savoir d’experts parallèle. « « Uraufführung » était vraiment un cas extrême : tous avaient vu « Das Kapital » avant et avaient l’impression de savoir comment ça marchait. Mais avant « Das Kapital », certains avaient déjà vu « Wallenstein » et ont abordé le travail en comparant énormément. En fait, ils étaient déjà à moitié corrompus ; en même temps, ça aide dans les moments de crise » (Haug).

Mais les metteurs en scène de Rimini Protokoll ne sont pas forcément gentils. S’ils protègent leurs performeurs et s’adaptent à eux, ils sont également très exigeants avec eux. Lorsque les experts de « Physik » ont commencé à se sentir trop sûrs d’eux-mêmes au cours d’une représentation dans le cadre de l’Internationale Sommerakademie au Mousonturm de Francfort, qu’ils en sont devenus routiniers, Bernd Ernst et Stefan Kaegi décident, juste avant le début de la représentation, de les confronter à l’idée de jouer en anglais, du fait des nombreux spectateurs étrangers. La lutte avec la langue devient un événement théâtral.

Ces zones de déstabilisation font à présent partie des moyens mis en œuvre par Haug, Kaegi et Wetzel pour éviter à leurs performeurs de tomber dans la routine. Ils attribuent de petites tâches à certains experts, leur donnent la possibilité de poser une autre question ou une autre réponse à un moment donné, de s’éloigner légèrement du script et donc de se déconcerter eux-mêmes ainsi que leurs collègues pendant un bref instant. Jusqu’à ordonner d’authentiques bagarres aux jeunes étudiants de « Apparat Berlin » (indication scénique : « Battez-vous vraiment mais ne touchez pas aux lunettes ») ou aux adolescents de « Shooting Bourbaki ». Ces zones doivent être très précisément délimitées : « Ce doit être clair : une petite blague sur scène en interne est autorisée, mais il ne faut jamais oublier qu’il y a des spectateurs et qu’on ne peut donc pas ricaner pendant de longues minutes » (Haug). Lors de la date anniversaire de la faillite de la compagnie aérienne nationale Sabena, les anciens employés, experts dans la production « Sabenation », veulent évoquer cette date particulièrement importante pour eux lors de la représentation présentée au PACT Zollverein de Essen ce jour-là. Mais le souvenir de cette journée où ils trouvèrent porte close sans aucun préavis est plus fort que tout : les larmes de Myriam Reitanos, ancienne hôtesse de l’air, et les récits bien trop sentimentaux des autres experts firent perdre le fil de la mise en scène, dont le but est tout autre qu’éveiller la pitié muette des spectateurs.
La sollicitude de Rimini Protokoll vis-à-vis des performeurs reste très professionnelle : il s’agit d’un travail artistique et pas d’amitié. Les contacts sont rarement entretenus et se limitent plutôt à des rencontres dues au hasard ou provoquées par les experts. « La complicité est temporaire » (Wetzel) et le travail continue ailleurs. Parfois, la coupure stricte est importante humainement : le succès peut faire oublier aux experts qu’il est lié uniquement à leur rôle d’experts dans une production particulière et non à un talent de comédien particulier.
Dans « Midnight Special Agency » présenté au Festival Kunsten de Bruxelles en 2003, la distance est particulièrement importante : chaque soir, l’un des vingt-trois experts doit fournir une prestation de cinq minutes sans beaucoup de temps de préparation ou pour faire connaissance. « Leur prestation était très peu préparée, c’était, pour beaucoup, comme du saut à l’élastique. Là-dessus, ils voulaient immédiatement changer de vie » (Wetzel). Dans d’autres productions aussi, il n’est pas toujours facile de comprendre que l’intérêt de Rimini Protokoll pour leur vie ne dure que le temps d’un projet. « Il y a souvent un ressentiment à nous voir repartir » (Wetzel). Un lien ponctuel et pas pour la vie.

Minima Moralia

Rimini Protokoll traite ses thèmes et ses protagonistes avec empathie et attention, sans les exposer ou les critiquer. Le passage du concept de ready-made théâtral de Hygiene Heute à la notion d’experts de Rimini Protokoll souligne combien les protagonistes sont considérés comme des sujets et pas comme des objets des différentes mises en scène. Des êtres agissant qui regardent le public, à travers un rôle, mais directement tout de même.
Cependant, cela entraîne le risque de devenir inoffensif ou même d’affaiblir le propos lorsque des thèmes qui nécessiteraient une prise de position claire des metteurs en scène sont abordés. Ce conflit est flagrant dans le cadre du projet « Chácara Paraíso » en collaboration avec Lola Arias : le système policier brésilien est toujours dénoncé pour ses structures mafieuses, la corruption et son non-respect des droits de l’homme. Peut-on placer l’autobiographie de policiers normaux au centre d’un travail sans aborder ce contexte ? « Nous voulions rompre avec la manière conventionnelle et entendue de traiter de sujets comme l’Irak, Israël ou la police brésilienne. À la place, nous avons voulu illustrer le quotidien au lieu du scandale et le scandale du quotidien » (Kaegi). Laisser des êtres raconter ce qu’ils ne racontent jamais. Des histoires individuelles, qui ne parlent pas du système en général. Et en même temps, considérer que le public est assez éveillé pour être capable d’avoir lui-même à l’esprit les critiques omniprésentes envers la police et la connaissance des scandales. Dans quelle mesure ce qu’on me raconte est-il vrai ? Et, plus encore, ce qu’on me tait ? Un champ de tir improvisé, en plus des vitres dépolies et de l’utilisation de faux noms, permet de décider si l’on a à faire ici à plus que des histoires privées ou des anecdotes, si ces biographies sont aussi des histoires politiques et un danger réel pour soi et pour d’autres : en quelques poignées de seconde, chacun est libre de décider s’il tire par légitime défense ou sans aucune raison sur Bon ou Mauvais.
De tels projets mettent en évidence les limites du travail de Rimini Protokoll : il veut montrer et pas juger, mais en même temps, il ne peut montrer que ce que les personnes sont prêtes à montrer sur scène.
Des conceptions contradictoires (comme dans « Wallenstein » ou « Das Kapital ») peuvent être illustrées, des lacunes rendues visibles. Si, de cette façon, les techniques de distanciation du film documentaire sont appliquées, cette distanciation n’est possible qu’en accord avec l’ensemble des participants. « Dans aucun de nos projets nous n’avons l’intention de provoquer un refus, comme pour un enfant qui rencontrerait un comédien à la sortie du théâtre et lui dirait « Tu es méchant » » (Kaegi). Les spectateurs doivent se charger d’eux-mêmes, la question est de savoir dans quelle mesure on réussit à leur fournir les conditions préalables nécessaires.
Car il s’agit de montrer ce que nous ne connaissons pas déjà, ce qui ne nous est pas déjà familier : « Le travail part plutôt de la distance, de l’intérêt pour ce qui nous est étranger : faire quelque chose avec un membre du CDU, avec des policiers. Pendant la production, un moment de complicité très important va naître. Il est possible parce qu’on peut expliquer aux gens que c’est justement pour cette étrangeté qu’ils sont là. Car eux aussi cherchent parallèlement une légitimation de leur présence sur scène. Elle consiste dans le maintien de cette étrangeté et dans le fait de ne pas essayer de plaire » (Haug).
Plus leur point de vue nécessite de distance, plus les experts tentent, justement, de plaire. Dans la pièce « Schwarzenbergplatz » sur les diplomates présentée au Burgtheater de Vienne, que reste-t-il par exemple des propos dédaigneux tenus en coulisse par certains experts à l’égard d’autres pays ou des demandeurs d’asile ? La répétition de ces propos sur scène est-elle seulement souhaitée ? Le fossé est-il assez visible lorsqu’un fonctionnaire consulaire évoque l’expulsion d’immigrés clandestins tout en enfilant des gants blancs ? « Pour « Schwarzenbergplatz », jusqu’au tout dernier filage avant la générale, nous avons expérimenté plusieurs moyens de mettre le contexte en évidence. Mais dès qu’ils soupçonnaient la moindre critique envers l’Etat, ils menaçaient de quitter la production. La différence entre ce qu’ils te disent en privé et ce qui est permis de dire en public était si grande que nous avons été contraints d’introduire une dimension narrative vidéo dont la forme était si prudente qu’elle permettait à la fois de les rassurer mais aussi de souligner notre désaccord » (Wetzel) : un texte en boucle diffusé quasiment dans le dos des experts avec des termes issus de la terminologie diplomatique et qui dans le cadre de la représentation prenaient un sens différent : « convenu », « corrigé », « négocié », « imprimé »… des expressions qui défilaient dans l’ordre alphabétique pour ne pas être lues comme des commentaires concrets de chacun des textes. « Si l’on compte les points, on a peut-être gagné avec une légère avance, mais en fait pas vraiment » (Wetzel).