La Suisse, ses vaches, ses trains

SCENE. Quatre modélistes retraités et une actrice font tourner leurs locomotives dans «Mnemopark», traversée d'un pays fasciné par ses paysages. L'odyssée captive à Vidy.

By Alexandre Demidoff

22.03.2007 / Le Temps

Est-ce un rêve de cheminot? Sur la scène de Vidy, Max, Hermann, René et Heidy font traverser à leurs trains électriques ponts, forêts et campagnes, cent paysages de poche qui recèlent un peu de leur histoire. Ces modélistes, âgés de 60 à 80 ans, ont l'habitude de reconstituer le Valais ou les Grisons dans leurs greniers. Mais voilà: depuis deux ans, ils promènent leurs locomotives à travers l'Europe, grâce au Soleurois Stefan Kaegi, jeune metteur en scène qui place le théâtre sur les rails d'une ethnologie ludique, loin des stations consacrées.

Alors oui, son Mnemopark - titre du spectacle - est sans équivalent. Il ouvre, plan large, sur nos paysages de cartes postales, il jette une lumière désagréable sur l'envers de la montagne. Il fait surtout parler cinq faiseurs de Suisse qui, sur scène, remontent le temps en suivant du corps et des yeux leurs merveilles ferroviaires. Dans ces transports, il y a l'essence même du jeu, celui du modélisme mêlé à celui du théâtre.

Stefan Kaegi est joueur. A chaque spectacle, il change de terrain. En février, à São Paulo au Brésil, il a conçu une installation à partir de récits de policiers. Il pourrait monter l'année prochaine à Vidy un spectacle avec des représentants de la communauté chinoise de Lausanne. Ou avec des surdoués. Il ne sait pas encore. Il veut se laisser le temps de rencontrer l'inconnu. Stefan Kaegi est de la race des étonnés. Son art paraît fondé sur ce postulat: rien ne va de soi, même les Alpes.

Le Temps: Depuis sa programmation au dernier Festival d'Avignon, «Mnemopark» fait figure de phénomène. AVidy, les 1500 places à disposition se sont vendues très vite. Surpris? Stefan Kaegi: A Avignon, j'ai été surpris par l'importance donnée au théâtre. Je n'avais jamais connu ça. A Lausanne, ce qui m'étonne, c'est que les gens aient réservé trois mois à l'avance. Moi, ça ne me viendrait jamais à l'esprit de prévoir aussi loin.

- Pourquoi cet intérêt pour le modélisme?

- J'aimais l'idée qu'on puisse se pencher concrètement sur le monde. Et que ces paysages miniatures éveillent une mémoire pleine de couleurs. A travers leurs trains, Max et les autres feuillettent une forme d'album. Ils ne recréent pas le passé. Ils en extraient des événements associés à des images.

- Quelle Suisse vouliez-vous révéler?

- Je voulais d'abord saisir ce que signifieconstruire une maquette, c'est-à-dire créer un monde irréel. Ce qui me frappe, c'est une manière presque fasciste d'esthétiser le réel. Or cette esthétisation domine la Suisse, ce pays où, selon les endroits, il est interdit de construire des toits plats. J'ai grandi à Soleure et cette ville donne l'impression d'être immuable. Des réglementations font qu'on ne peut rien changer dans nos décors. Cela peut plaire à des cinéastes indiens qui fantasment sur nos paysages. Moi, cette Suisse-là m'a donné très jeune l'envie de la quitter.

- «Mnemopark» est donc une pièce politique?

- Quand on confronte l'image esthétisée du pays à sa réalité, on en vient à contester un certain nombre de dogmes. Celui par exemple qui veut qu'on subventionne massivement l'agriculture. Au nom de quoi? Il y a cette idée née pendant la guerre que la Suisse doit nourrir les siens sans aide extérieure. Or nous sommes aujourd'hui des champions de l'importation. Dans ce contexte-là, l'aide aux paysans pourrait être remise en cause. Mais non! Elle est sous-tendue par un imaginaire de la nature. Le paysage vient donc justifier une politique anachronique.

- Max, Hermann, Heidy, René, pourquoi eux sur scène?

- C'est la variété de leurs destins qui m'a intéressé. L'un a fui l'Allemagne de l'Est, l'autre a passé sa vie à Bannwil, rue Paradie. Au départ, ils pensaient juste faire œuvre de modéliste. Ils étaient persuadés que des acteurs allaient prendre le relais. Un jour, je leur ai dit que c'était à eux de jouer. Ils ont rechigné. Aujourd'hui, ils dansent sur scène sur des musiques de Bollywood.

- La Suisse ordonnée qu'ils décrivent est assez peu aimable. Sont-ils conscients de servir un discours critique?

- Quand René s'attarde sur sa vie à la rue Paradie, il sait que cela peut paraître comique. Mais lui et ses camarades ont l'esprit blagueur. Etre modéliste, c'est-à-dire simuler une réalité, c'est aussi faire du théâtre. Ils tenaient d'ailleurs à ce que la pièce ne soit pas trop sombre.

- Pourquoi passer par le théâtre pour dire l'envers de nos décors?

- Ce que j'aime au théâtre, c'est l'alliage du programmé et de l'imprévisible. Ce soir, il y a eu deux accidents de train imprévus. Chaque jour, aussi, René et ses compagnons racontent leur vie autrement. D'autres histoires affleurent. C'est la force de la scène.

- Que ne feriez-vous pas au théâtre?

- Le théâtre est naturellement royal: les grands gestes, le rideau rouge. Tout cela, je ne veux pas le reproduire. Le théâtre me semble utile quand il s'intéresse à des gens a priori sans histoire, quand il révèle le tragique de vies ordinaires.

 

Mnemopark, Lausanne Théâtre de Vidy, jusqu'au 24 mars (complet.)

 

 

 

 

Dérailler, quel bonheur!

Stefan Kaegi met nos paysages sous verre. Critique.

Alexandre Demidoff

«En voiture!», lance en français Rahel Hubacher, la seule vraie comédienne de Mnemopark. Devant elle, une Suisse de carte postale miniature, dix mètres de long sur huit de large, à vue d'œil. La jeune femme donne le signal et un vieillard à bretelles invite au voyage à l'accordéon. Le train «tchoutchoute» alors. Sur un écran géant en surplomb défilent rails et tunnels, mélèzes et vaches, le tout filmé par une caméra miniature à même la maquette. L'odyssée est commentée: des statistiques en vrac, plus tard, les témoignages de Max, René, Hermann et Heidy.

 

L'intérêt de Mnemopark, c'est d'autoriser deux lectures: l'une est marquée du sceau de l'empathie pour cette humanité au crépuscule; l'autre est de nature politique. Cette Suisse-là, qui quadrille jardins et champs, célèbre ordre et travail, est un étouffoir. Par chance, chez Stefan Kaegi, le diable veille. Et l'esprit du jeu l'emporte. Chacun son tour, Max, Hermann, Heidy et René ont ainsi le privilège de remonter le temps. A l'écart, ils chaussent des lunettes. Puis posent leurs mains sur un guidon de trottinette. Et les voici projetés dans une autre dimension, comme dans un film de science-fiction. A l'image, on les voit soudain errer le long des rails de la maquette, comme s'ils avaient changé d'échelle en basculant dans le passé. Le retour au présent est brutal. Un accident survient. Le voyageur déraille et chute. L'un s'égare même dans le futur, une portion de décor encore vierge.

 

Mnemopark fascine ainsi autant par le propos de ses Suisses modèles que par son dispositif. Un art de cerner le cliché, tout en le retournant (la vache, mère nourricière de la Suisse qui produirait autant de gaz à effet de serre que deux Volkswagen); de pointer l'incongru dans le familier. Et puis cette façon de mettre en miroir deux mythologies: la Suisse, paradis rêvé des cinéastes de Bollywood, l'Inde, terre de quête spirituelle pour des générations d'Helvètes. Ce théâtre s'apparente aux Mythologies de Roland Barthes. Il extrait du réel une séquence de gestes et de pensées, en met à nu les ressorts dramatiques. A la fin, il y a diagnostic. Le spectateur est libre de l'établir. C'est aussi le talent de Stefan Kaegi que de nous laisser cette marge de manœuvre.

 


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