Entretien avec Stefan Kaegi

Cargo Sofia-Avignon et Mnemopark. les voyages de Stefan Kaegi

Von Jean-Louis Perrier

01.06.2006 / Mouvement

Dans le programme du Festival d'Avignon, Mnemopark, et son « monde de train miniature » et Cargo Sofia avec son « voyage de camion bulgare » sont classés à la rubrique théâtre. Quel est le lien avec le théâtre ?

« Le théâtre est au centre de mes projets. Avec Cargo Sofia, il s'agit même d'un théâtre très classique dans la mesure où j'utilise la scène italienne. Le camion dans lequel sont installés les spectateurs est un gückkasten (le terme allemand pour « scène italienne » : kasten signifie « caisse » et gück signifie « regarder, comme à travers un trou, en espionnant »). J'ai fait construire ce gückkasten, comme un télescope ou un microscope pour observer la ville à travers le théâtre. C'est aussi une sorte de chambre noire pour cinquante personnes, une machine cinématographique sur roues, qui permet de cadrer la ville à travers les vitres, comme des cinéastes dans un travelling. Nous pouvons lire la ville, y tracer notre scénographie au lieu d'avoir à la construire. Lorsque les écrans descendent devant les vitres, on projette des films tournés auparavant dans le même mouvement, passant de la réalité d'Avignon aux images de Sofia ou de Belgrade, pour fortifier le sentiment d'être dans le transport de marchandises. C'est une nouvelle manière d'aborder le théâtre.

Est-ce suffisant pour revendiquer cette appartenance ?

 « L'essentiel est que tout se passe en direct, « au vif ». Pour moi, il n'est de théâtre que dans l'unique. Ce que je fais n'a rien d'arbitraire. Il y a une dramaturgie, une narration fondée sur le récit et le trajet, mais chaque jour différe.

Les actions sont-elles  prévues, écrites ?

« Parfois je crois qu'on est dans la tête des deux camionneurs bulgares. C'est le troisième élément important pour revendiquer l'appellation de théâtre, parce que ce sont deux personnages. Pas des acteurs professionnels, mais des chauffeurs professionnels. Ils ont un rôle, auquel ils sont entraînés, un rôle social, qui à voir avec un rôle de théâtre, cela s'entend dans leur voix, dans leur manière de s'exprimer, dans le fait de mentir ou non. Et leurs vêtements sont des costumes.

Le simple fait de raconter leur histoire signifierait qu'ils la jouent ?

« Lorsque je réponds à vos questions, comme j'ai déjà répondu à des questions semblables, je me répète, mais différemment parce que l'enchaînement est différent. Je n'en joue pas moins mon rôle de metteur en scène interviewé. La grande différence, c'est que les acteurs, habituellement, sont payés pour simuler qu'ils sont d'autres personnes. Les chauffeurs sont là pour montrer ce qu'ils sont. Ils n'ont pas le trac d'être bons ou mauvais, sauf dans leur conduite, sinon ils risquent l'accident.

Acceptez vous le terme de théâtre documentaire ?

« En France, il y a eu débat sur Le Cauchemar de Darwin, quant à savoir s'il s'agissait d'un documentaire ou non. Je ne connais pas de cinéaste documentaire qui puisse prétendre à la vérité. Il y a toujours un peu de manipulation. Moi, j'appuie encore davantage là-dessus. Parce que le public vient dans la perspective du théâtre, ce qui change déjà le mode de communication. A Hambourg, notre spectacle Deadline était assuré par des spécialistes des obsèques : un orateur funéraire, une femme qui autopsie les corps à la morgue, une violoniste (russe) qui joue du violon aux funérailles. Après le spectacle on m'a dit : « Excellents vos acteurs ». A aucun moment on ne les avait présentés comme tels, ils racontaient les faits sous une forme directe, mais les spectateurs étaient venus avec leur gückkasten en tête, leur propre machine de contextualisation théâtrale.

Présentez-vous les conducteurs de Cargo Sofia ?

« Je le dis, mais on ne me croit pas. On ne peut pas ne pas comprendre qu'ils conduisent le véhicule : ça c'est très réel. Mais ça n'empêche pas certains de penser qu'ils sont des acteurs à applaudir. En Argentine, j'ai fait un spectacle sur des concierges au chômage : Torero Portero. Lorsqu'ils sont venus présenter le spectacle en Europe, on leur a demandé : « Vous êtes acteurs maintenant ? -Non a répondu l'un d'eux: je suis ambassadeur. » J'ai aimé ce mot : il représentait les concierges argentins à la fois dans le sens du théâtre et dans celui du protocole. Les chauffeurs bulgares sont, eux aussi, des ambassadeurs. Ils représentent tous les chauffeurs qui traversent l'Europe en ce moment, des gens du voyage, les nouveaux gitans de la mondialisation.

En engageant des professionnels à un endroit et un moment précis, pensez-vous dessiner un point de vue sur le monde actuel ?

« Dans Call Cutta on a utilisé un centre d'appels comme centre de théâtre ou machinerie de théâtre. Des opérateurs indiens répondaient à des Berlinois. Ce n'était pas leur point de vue mais plutôt le contraire : de Kolkata, ils guidaient des Berlinois dans Berlin par téléphone portable. Les Indiens n'avaient jamais été à Berlin.

Ils disposaient de cartes ?

« Des cartes, des centaines d'images et de documents et ils avaient fait des repérages avec nous. Dans la grande différence entre les images des lieux et leur réalité. Certains ont transformé la pièce en introduisant des éléments personnels. Des acteurs indiens ont raconté des histoires qu'on n'avait pas écrites avec eux, qu'ils ont inventées.

Là encore, vous dites pièce, acteurs, qu'est-ce qui relie cette performance au théâtre ?

«Dans Call Cutta, l'acteur est d'abord le spectateur. Parce qu'il marche, il ouvre une porte, il trouve quelque chose ou ne le trouve pas et la pièce de théâtre s'arrête parce qu'il s'est perdu. Mais les opérateurs aussi étaient des acteurs : s'ils ne disaient pas où aller ça s'arrêtait. Call Cutta était une pièce sur la confiance et le mensonge. Et il y avait une certaine érotique dans la conversation, la tentation d'un flirt. Lorsque quelqu'un parle si près de votre oreille, on est prêt à se laisser séduire - dans tous les sens du mot. Toute une part du processus d'identification classique au théâtre s'y manifestait.

Où est le théâtre dans Mnemopark ?

« C'est le théâtre des modèles réduits. Il y a toujours eu des auteurs, des metteurs en scène pour estimer que leur théâtre modélisait le monde. Les modélistes ferroviaires ne disent rien d'autre. Ils sont des scénographes qui essaient de représenter le monde contemporain. Les retraités avec qui j'ai travaillé lui ont donné les couleurs de leur enfance. René, l'un des modélistes, dit avoir voulu créer « die heile welt », un mot presque fasciste dit comme ça – un monde sanctifié. Selon lui, il y a des choses qui ne se font pas. Il n'aime pas la pollution, il ne la représentera pas dans son monde miniature. Pas d'usine nucléaire…

C'est un monde de l'enfance ou un monde idéal ?

«  Les figurines de Faller [marque de maquettes - NDLR] contiennent la société en modèle réduit. Il y a des centaines de boîtes de six personnages : six ouvriers, six commerçants, six voyageurs. Une boîte s'appelle : « minorités » avec un juif, un noir… une autre « manifestants » avec une banderole – vide. Ces figurines forment une archive de notre société. Qu'on essaie de représenter le monde à leur échelle, 1/87ème , et la question du théâtre resurgit.

Vous avez distribué les rôles à partir des histoires que les retraités vous racontaient ?

« Oui, et à cause des paysages qu'ils m'ont montré. Max, qui a plus de 80 ans, a vécu la seconde  guerre mondiale en Suisse. Il a introduit une idée intéressante pour le projet : le général Guisan, chef de la Suisse à l'époque, persuadé que son pays pouvait résister à Hitler, a créé le concept de « modèle réduit » en projetant de faire exploser tous les ponts et de se réfugier dans un réduit montagneux pour gouverner le pays, ce qui était évidemment parfaitement illusoire. Je crois que ça a à voir avec le geste du modéliste de vouloir fabriquer un monde parfait et de s'y octroyer un pouvoir divin.

Quelle a été votre intervention sur leur discours ?

« Presque tout le texte de la pièce vient de Rahel Hubacher qui est actrice et fille d'agriculteur. Elle raconte un peu de son histoire, et parle des différents types de subventions pour l'agriculture. Le visuel est dominé par des mini-caméras embarquées dans le train, comme dans Cargo Sofia. Les deux pièces sont des voyages par le paysage. Dans Mnemopark, les images sont dominées par les grandes têtes des dieux en arrière des Alpes, qui sont les modélistes. On produit un film en direct, et on projette.

Comment appréhendez-vous la dramaturgie, la gestion des différentes actions ?

« Un cinéaste de documentaire se serait posé des questions de rythme. Là ce sont des questions de théâtre. Je suis un metteur en scène, qui travaille avec des spécialistes. Je ne cherche pas, surtout pas, la perfection. Les effets d'un déraillement m'intéressent hautement, parce que les modélistes descendent du paysage pour bricoler la réparation. Mnemopark fait apparaître en parallèle une autre dramaturgie, issue du cinéma indien. Les cinéastes de Bollywood tournent nombre de leurs séquences de danse en Suisse. Les montagnes vertes représentent le paradis pour les Indiens. Les tournages d'abord, puis les touristes qui veulent voir ce paradis représentent un gros marché pour la Suisse.

Les paysages de Mnemopark peuvent-ils résister à la mondialisation ?

« Les fermiers suisses reçoivent deux fois plus d'argent que l'armée, parce que la Suisse veut être indépendante sur le plan alimentaire - une idée très étrange aujourd'hui que de ne pas vouloir importer en imposant de taxes énormes. Beaucoup de Suisses sont convaincus qu'on préserve la nature ainsi. En vérité les fermes sont dominées par l'industrie, et une vache produit deux fois plus de gaz à effet de serre qu'une voiture. La dimension de la mondialisation entre dans la pièce.

L' ironie douce-amère devant le monde peut-elle unir vos pièces ?

« Dans les récits assemblés, il y a toujours quelque chose d'ironique. C'est pour moi une manière d'observer les processus invisibles. On ne voit pas les transporteurs internationaux. On voit les camions, mais pas ceux qui sont dedans. C'est de plus loin qu'on peut les découvrir. C'est pour ça que je voyage sans cesse. Il faut voyager. »

Propos recueillis par Jean-Louis Perrier

+Mnemopark (Un monde en train miniature) : Festival d'Avignon, salle Benoît-XII, du 12 au 14 juillet à 15 heures.

+Cargo Sofia-Avignon (Un voyage en camion bulgare) : Festival d'Avignon, départ devant la grande poste les 20, 21, 22, 24 et 25 juillet à 11 heures et 15 heures. Puis en août Cargo Sofia-Ljubljana et Cargo Sofia-Varsovie ; en septembre Cargo Sofia-Belgrade ; en octobre Cargo Sofia-Zagreb ; en décembre Cargo Sofia-Vienne ; et en février 2007 Cargo Sofia-Strasbourg (Le Maillon).

 


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